Samedi 23 avril, à l’occasion de la Sant Jordi – journée mondiale du livre – se tiendra la 13ème édition de la fête de la librairie indépendante, événement auquel participent près de 500 librairies, dont les buveurs d’encre.
Ce sera pour nous l’occasion de vous offrir ce jour « Eloge des cent papiers », hommage au livre lui-même, à sa forme, à son imaginaire… Ce bel ouvrage particulièrement réussi d’un point de vue graphique, propose une anthologie de textes de nombreux écrivains, autour d’extraits de l’oeuvre d’Alberto Manguel (et même d’un inédit !)
La fête de la librairie indépendante, c’est aussi traditionnellement, l’occasion pour chaque libraire de mettre en avant l’oeuvre d’un auteur qu’il apprécie particulièrement. Cette année, nous avons choisi Jaume Cabré, auteur barcelonais contemporain d’expression catalane. Trois de ses romans ont été traduits en français, tous trois par Bernard Lesfargues, et ont paru aux éditions Bourgois (*)
JAUME CABRE, UN IMMENSE ECRIVAIN
J’ai découvert Cabré avec Les voix du Pamano, son dernier roman à ce jour. un chef-d’oeuvre qui de manière totalement incompréhensible est passé relativement inaperçu. Chez nous, en tout cas, puisqu’il s’en est semble-t-il vendu 300 000 exemplaires en Allemagne (Cabré est traduit dans une dizaine de langues). Je sais bien que le nombre de ventes n’est pas forcément synomyme de qualité, mais si cela peut contribuer à convaincre certain()s lecteurs/trices, je n’hésite pas une seconde à recourir à cet argument fallacieux !
De peur d’être déçu, on aborde parfois avec une certaine crainte la lecture d’un autre roman d’un auteur pour lequel on a eu un énorme coup de coeur. Je peux rassurer les lecteurs enthousiastes des Voix du Pamano : ils ne seront déçus ni par L’ombre de l’eunuque, ni par Sa seigneurie.
Je recolle ci-dessous mes notes de lecture sur les romans de Cabré et si vous manquez de temps, je vous livre ma conclusion dès l’intro. 1 chef-d’oeuvre + 2 très grands romans sur 3 livres parus = découvrez Cabré sans attendre.
(*) d’autres textes ont été traduits dans les années (essais et nouvelles, semble-t-il) chez de petits éditeurs aujourd’hui disparus et sont épuisés
LES VOIX DU PAMANO
Oriol Fontelles est un jeune instituteur, dans un petit village de Catalogne. Un jour de 1944, par lâcheté, il laisse le maire du village et les phalangistes assassiner un jeune garçon. Sa femme ne peut lui pardonner. Sur le point d’accoucher, elle quitte pourtant le domicile et sort de la vie d’Oriol. Voici pour « l’acte fondateur », autour duquel s’articule ce roman d’une qualité et d’une force exceptionnelles.
Comment écrire sur ce livre qui résiste à toutes les tentatives de résumé ? Les voix du Pamano peut se lire à la fois comme une saga historique et politique au suspense haletant, qui court sur plusieurs décennies, et/ou comme une oeuvre littéraire expérimentale. Jaume Cabré a ainsi choisi de « tordre » les frontières du temps et dans la même scène – parfois dans le même dialogue- il mêle des pans du récit que séparent 60 années. Jamais cela n’apparaît comme un procédé gratuit destiné à épater la galerie, mais comme un procédé qui s’impose avec naturel et renforce la cohérence interne du roman.
Les voix du Pamano est un pari pour le moins ambitieux, et s’avère une totale réussite. On est ici en droit de parler d’un authentique chef-d’oeuvre.
L’OMBRE DE L’EUNUQUE
La lecture des Voix du Pamano avait été un tel choc que je m’étais promis de lire ce que Cabré avait écrit avant ce très grand roman. J’ai continué par son livre précédent, L’ombre de l’eunuque, paru chez Bourgois en 2006.
Le principe qui consiste à mêler les époques en floutant les frontières temporelles est déjà là (les six ou sept générations évoquées dans le roman sont « compressées » dans la durée du -long- repas que partagent le protagoniste et la jeune journaliste qui l’interroge), mais semble moins maîtrisé. La lecture des premières pages demande un réel effort de concentration, peut-être est-ce dû au fait que nous sommes là dans une saga familiale, avec ce que cela suppose de liens familiaux compliqués. Reste tout de même la qualité de l’écriture (et de la traduction), cette capacité remarquable de Cabré à créer des profils psychologiques ultra-crédibles permettant une vraie empathie, cette qualité rare qui consiste à instiller du suspense dans une trame, sans que l’édifice narratif ne repose entièrement sur cela.
Bref, si vous avez déjà lu (et aimé) Les voix du Pamano, procurez-vous sans hésiter cet autre roman de Jaume Cabré car en dépit des quelques réserves que j’exprime ici, L’ombre de l’eunuque est un très bon livre, qui se situe bien au dessus de l’essentiel de la production actuelle. .
SA SEIGNEURIE
1799. Toute la bonne société barcelonaise s’apprête à fêter dignement le passage au 19ème siècle, et au sein d’elle Don Rafael Masso, la plus haute autorité judiciaire de la Catalogne, un roturier ambitieux et dénué de scrupules. L’assassinat d’une cantatrice française qui passait par là et l’arrestation du présumé coupable n’auraient pas suffit à bousculer le bel ordonnancement des choses, sans la découverte d’un courrier très compromettant… qui va faire de la vie de Sa Seigneurie un enfer.
Avec Sa Seigneurie, c’est bien plus qu’un roman historique que nous propose Jaume Cabré. Sa capacité à tisser la toile dans laquelle s’empêtre Sa Seigneurie est proprement diabolique, au point qu’on en arrive à plaindre ce personnage pourtant assez abject.
D’un abord sans doute plus facile que les deux romans qui suivront, Sa seigneurie constitue une excellente introduction à l’oeuvre de Cabré.