« Bonjour, c’est tout ce que vous avez sur le football ? »
Je vais vous faire une confidence – et j’espère que vous ne le prendrez pas mal – mais vous êtes terriblement prévisibles. La plupart d’entre vous rentrent dans la librairie pour – devinez quoi ? – acheter ou commander un livre. Vous parlez d’une originalité… Heureusement, il nous arrive parfois de voir débouler un zozo qui bouscule notre routine et nous fait entrer dans la quatrième dimension, suscite des interrogations d’ordre métaphysique ou, à tout le moins, nous fait passer un moment de franche rigolade. Lunaires, décalées ou franchement dingos, voici un florilège de visites assez insolites reçues au cours de ces quatre premières années.
Inoffensif (enfin, on espère), l’allumé fou comme un lapin. Il se pointe un soir peu avant la fermeture, inspecte longuement les rayons sans trouver, manifestement, ce qu’il cherche. En désespoir de cause, il se tourne vers moi et très poliment demande « Avez-vous un livre sur les immortels ? Car voyez-vous, je suis moi-même immortel et je cherche un livre sur les immortels » Précision utile car il a bien conscience de s’adresser à un pauvre Moldu de libraire. Lequel lui avoue que non, il n’a malheureusement aucun bouquin traitant du sujet. C’est regrettable, mais c’est comme cela. « Alors, où puis-je trouver ? s’enquiert l’Immortel. J’ai fait toutes les librairies de Paris sans trouver et je suis assez pressé ». Renonçant à savoir ce qui pouvait revêtir un tel caractère d’urgence pour quelqu’un qui par définition dispose de pas mal de temps, je lui conseille de se rendre au Virgin Barbès, qui dispose du meilleur rayon consacré à la question, tous les Immortels vous le diront. Mes conseils lui auront-ils été utiles ? J’en doute, car aux dernières nouvelles, notre surhomme poursuit sa quête. Il a récemment été vu à « Pensées Classées », la librairie que tient François Morice du côté de la Bastille.
Dans un autre genre, mais distrayant aussi, l’artiste maudit qui nous inflige un happening surprise un après-midi où la librairie est bondée, ce devait être un mercredi. A part son aspect un peu miteux, qui n’est pas sans rappeler celui du milliardaire Carreidas dans Vol 714 pour Sydney, l’homme dans un premier temps, ne se distingue en rien. Au bout d’un moment pourtant, je perçois les regards inquiets/interrogatifs des jeunes mamans présentes en nombre et j’en comprends la cause. L’homme est en train de scotcher sur les meubles, mais aussi sur les vêtements des clientes de petits post-it jaunes sur lesquels il a préalablement gribouillé au marqueur des signes cabalistiques. Bien qu’intrigué, j’écourte la plaisanterie et reconduis le visiteur à la porte, ce qu’il accepte de bonne grâce. J’ai renoncé à trouver le sens caché de ce qui était porté sur les post-it, et j’ai fini par les balancer.
L’adepte du complot mondial est également un habitué des librairies ; s’il fréquente surtout les rayons ésotériques des grandes surfaces du livre, il lui arrive aussi de s’égarer dans les librairies de quartier. Témoin ce monsieur qui à une époque venait très régulièrement feuilleter nos livres avec assiduité, parfois pendant des heures, et sans jamais prononcer un mot. Si, une fois, juste avant de partir, il s’est tourné vers le comptoir et nous a apostrophé « Est-ce que vous savez que Jacques Brel a collaboré avec les allemands ? ». Puis il est sorti, en poussant de petits gloussements.
Plus inquiétant, l’homme qui vous balance tout de go « Salut, je n’ai que des numéros deux, alors je voudrais voir ce que vous avez en numéros un ». Malgré vos efforts, vous n’aurez pas droit à davantage d’explications. Juste cette demande, réitérée avec à chaque fois un peu plus d’insistance « Avez-vous des numéros un ? » L’homme était-il échappé de la série « Le prisonnier » ou juste saoul comme un cochon ? Le mystère demeure…
Enfin, le dernier pour la route, mon préféré car avec lui on n’est pas loin de Vidéogag. Vous vous souvenez peut-être qu’avant d’être une librairie, le local abritait l’agence SNCF. Ce qui nous a valu pendant pas mal de mois des commentaires inspirés du style « Ah bon, vous ne vendez plus de billets de train ? C’est dommage, c’était bien pratique ». (Alors qu’une librairie, cela ne sert à rien, c’est bien connu.) Habituellement, cela se passait dans la bonne humeur, car vous l’aurez noté, la nouvelle agence n’a pas migré très loin. Sauf que. A croire que certaines personnes ont du mal à accepter le changement. Car ce jour là, ça c’est passé comme cela…
– Bonjour Monsieur! (Monsieur, c’est moi)
– Bonjour Madame.
– Je voudrais un aller-retour pour Cannes.
– Désolé Madame, ce n’est plus une agence SNCF.
– Ah bon ?
– Non, madame.
– Mais je voudrais juste un billet de train.
– Je comprends, Madame, mais l’agence SNCF a déménagé, il faut aller avenue Bolivar, c’est juste à côté.
– Mais je ne veux pas aller à la gare, juste acheter un billet…
– Certes, mais même pour acheter un simple billet, il faut aller à l’agence. Je ne peux rien faire pour vous.
– C’est embêtant…
– Certes, mais ce n’est pas très loin.
La dame finit par comprendre, et c’est soulagé que je la vois tourner les talons. Au dernier moment, pourtant, elle se retourne vers moi et, tentant sa chance une ultime fois : « Tout de même, à votre avis, un Paris-Cannes A/R, ça coûte dans les combien ? »
Inutile de vous dire que ça, cela ne s’invente pas.