Tu veux un livre ou une piqûre ?
Doupidou poum poum c’est le matin, on lève tranquillement le rideau de fer, on ouvre la porte, on se dit qu’on va aller chercher des cafés pour bien commencer cette belle journée de travail et qu’on va se remettre en jambe doucement après un week-end, d’ailleurs je ne vous ai pas raconté ce qui m’est arrivé hier ? alors… mais non le devoir m’appelle, le premier client rentre et en voiture Simone. « Votre commande ? bien sûr, voyons cela. Ah écoutez, je n’ai pas encore été livré aujourd’hui, et je pense que votre livre est dans la prochaine livraison. Sûr, si j’en suis sûr ? vous savez, on n’est jamais sûr de rien, mais je peux regarder sur le site du distributeur. Oui, je constate qu’il n’est pas franchement à jour. La livraison d’aujourd’hui ? oui les coursiers passent plus tard dans la journée en général. A quelle heure ? je vais être honnête, ça oscille entre 12H et 19H… »
Même dit avec le sourire, et avec l’assurance qu’on téléphonera au client concerné dès que l’ouvrage arrivera, ça en étonne plus d’un. Oui, le temps en librairie s’écoule différemment. Vous rentrez dans un monde où les délais de livraison sont plus élastiques qu’un chewing gum tout juste mâché. Vous allez dire que ce n’est pas très professionnel tout cela, et soit, certains jours on s’arrache les cheveux par poignées, parce qu’il est vrai que faire venir des cartons de livres de la banlieue parisienne au XIXe arrondissement ne justifie pas une semaine d’attente, à moins de venir avec un âne boiteux à reculons. Et bien si ; parfois les entrepôts des distributeurs sont saturés d’ordres de commande, ou les camions des coursiers sont coincés à cause de la circulation (rapport au nombre d’ânes), ou il y a un week-end prolongé et personne n’est là, ou alors la perle rare que vous cherchez ne se trouve qu’à un comptoir ouvert le jeudi de 8 à 11H. L’éventail des raisons est large, et on essaie en général de vous donner une réponse honnête, à défaut d’être bonne.
Soyons clairs : vous avez un délai précis, une date butoir et prévisible, type anniversaire ou Noël, prenez les choses en avance. Soyez bénis, vous qui faites vos listes et vos cadeaux de Noël en novembre. C’est un poil moins aventurier (ou angoissé) que de prendre une assurance obsèques à 30 ans, certes, mais vous êtes sûr d’avoir ce que vous voulez en temps et en heure.
Pareil pour les livres d’école ; septembre est la saison des collégiens et lycéens, qui se déplacent comme des volées d’étourneaux au comportement moutonnier et bruyant. Ils ont laissé derrière eux les salles de cours, font un crochet par la librairie pour commander ce truc énorme de 113 pages que la prof de français les oblige à lire, avant d’aller traîner et se rouler des patins, au lieu d’aller faire leurs devoirs sagement. Donc ils viennent en grappe, posent 12 fois la même question (vu le brouhaha, normal qu’ils n’entendent pas la réponse) et reviennent la semaine suivante chercher leur dû. Manque de chance, le distributeur a du retard, et il faudra attendre un peu plus longtemps ledit livre. Panique à bord. Les visages s’allongent, le teint devient livide, les yeux humides ; et une ado, se drapant dans sa dignité mise à mal par ce manquement impardonnable, qui me lance : « Ce ne sera pas de ma faute si je suis collée. » Comment je dors moi la nuit avec ça sur la conscience ? Il nous arrive donc d’écrire des mots aux profs, en espérant ainsi que les pauvres innocents ne finissent pas au bagne.
Mais je ne peux pas m’empêcher de me dire que c’est beau, au fond, cette question de vie ou de mort pour un livre. Et quand les portes sont ouvertes à la volée, que les gens arrivent essoufflés et échevelés en me disant que c’est une urgence, moi pour un instant, pour un instant seulement, je me prends pour docteur Carter…