Voilà ce qui arrive quand on se gare sur mon emplacement de livraison.
Comme vous êtes observateurs, vous avez remarqué que la librairie reçoit la visite régulière d’hommes très musclés, chargés de cartons, qui s’attirent les quolibets et autres klaxons d’automobilistes rouspéteurs, lorsqu’ils arrêtent leur camion et déchargent dans la rue de Meaux. Ce sont les transporteurs, les hommes de l’ombre… un métier pas facile, et éreintant (conduire dans Paris et charger et décharger des cartons toute la journée). Mais parmi eux, il y a Patrick. Alias Pat la Menace. Alias Dirty Patrick. Alias Patou. Alias Le Coursier. Alias Super Patrick. Depuis le Pony express, on n’a pas fait mieux.
Car il faut faire la différence entre les transporteurs, le service de livraison organisé par les distributeurs (pour ceux qui ne suivent pas, retournez à la lettre D), et Le Coursier (on va même jusqu’à se l’approprier avec un adjectif possessif, « mon coursier »), personnel à part entière de la librairie, et depuis son ouverture. Il nous apporte une partie des réassorts, et surtout les commandes spéciales. Quand vous cherchez à vous procurer une histoire de l’Anjou en 4 tomes, on cherche le petit éditeur à contacter, qui souvent n’a pas de distributeur, et s’il a un comptoir de vente sur Paris, on envoie notre vaillant petit coursier, qui nous le remettra quelques jours plus tard. Si vous devez absolument vous procurer pour demain ce roman précis pour l’offrir à votre belle-mère et que là vous ne pouvez pas vous planter vu ce que vous avez sorti comme incongruité au repas de Noël, et que c’est la fin des haricots et de toute l’espèce légumière si vous ne l’avez pas ce roman, eh bien, s’il est là le lendemain même, c’est grâce à Monsieur Le Coursier.
Il sillonne Paris dans sa camionnette dès 5H30 du matin, et fait le tour des comptoirs de vente : il va automatiquement aux comptoirs les plus importants, comme le GIE, les Belles Lettres, ou Harmonia Mundi, puis se rend auprès des grossistes ou des petites maisons d’édition quand un libraire l’envoie en mission spéciale. Ensuite il redistribue son butin à ses clients, à savoir une petite dizaine de librairies parisiennes. La tournée des grands ducs, donc. Et il connaît la géographie parisienne de l’édition comme sa poche puisqu’il fait ce boulot depuis 25 ans; quand le pauvre libraire aux capacités mémorielles plus que discutables se rue sur son cher logiciel Electre pour savoir où se trouve cet éditeur, le coursier sait déjà où, quand et comment le contacter. Voir même le nom du préparateur, ou le digicode pour pénétrer les lieux. Et quand on commence à lui expliquer qu’il va devoir aller dans un centre de yoga pour aller chercher une méthode au nom imprononçable pour les béotiens, il saisit nonchalamment la commande, en soufflant « celui du XIVe arrondissement ? pas de problème… ». Et moi qui pensais enfin le surprendre.
Le Coursier n’est cependant pas un surhomme, ni superhéros (quoiqu’il livre aussi des articles d’import US dont quelques joyaux estampillés Marvel). Il ne fait pas tout : les coursiers travaillent en groupe, se répartissant les secteurs (certains s’occupent de la rive droite, d’autres de la rive gauche). On travaille en famille, de père en fils, ou entre frères, de vraies dynasties de légende. D’ailleurs il racontait qu’autrefois les coursiers travaillaient à vélo, et que c’était de vrais champions, qui participaient au Tour de France, et que ce boulot était une façon de gagner sa vie tout en s’entraînant.
Mais attention, le monde des coursiers est âpre et sans concession ; la guerre des clans n’est jamais très loin. On se serre les coudes, et on ne se laisse pas rouler sur les pieds par les concurrents. Car si Notre Ami Le Coursier est débonnaire de prime abord, il n’a pas gagné son surnom de Dirty Patrick en sucrant les fraises chez Félix Potin, et si son instrument de travail, cette petite brouette qui permet de déplacer une douzaine de cartons en continuant à faire le malin, s’appelle un diable, c’est qu’il n’est pas totalement angélique…