Michel Houellebecq, prématuré d’une semaine. »
Quand est-ce qu’i sort, m’sieu, le prochain Naruto ? demande-t-il d’une toute petite voix timide et pleine d’espoir. C’est au moins la deuxième fois qu’il vient cette semaine. Espère-t-il une erreur de ma part, lors de sa précédente visite ? Ou peut-être-t-il mal entendu ? Et si Naruto avait décidé d’avancer la parution de la suite de ses aventures, rien pour lui faire plaisir ? Ce serait bête de rater cela…
Mais non hélas, et je suis navré de devoir lui faire la même réponse que la veille : Naruto sortira le 17 octobre, ça n’a pas changé. Et le Bleach, quand est-ce qu’i sort, le Bleach ? Pareil pour le Bleach, mon gars, repasse le 17 je t’en mets un de côté. Difficile toutefois de s’agacer d’une telle impatience, d’un tel enthousiasme, quand bien même la scène se produirait plusieurs fois par jour (ce qui généralement est le cas).Le plus cruel, c’est quand le manga est déjà arrivé à la librairie et qu’on ne peut le vendre avant le lendemain. 24 heures à attendre, autant dire une éternité quand on a dix ans, même si on connaît déjà l’épisode par cœur pour l’avoir maté en boucle sur internet en téléchargement tout ce qu’il y a de plus illégal. Parce que figurez-vous que les livres, c’est l’inverse des yaourts. Il y a une date écrite dessus (sur le bon de livraison en tout cas) et on n’a pas le droit de les vendre AVANT cette date.
Cette interdiction porte le joli nom d’embargo et c’est sensé mettre tout le monde à égalité, les grands comme les petits, les libraires parisiens et les libraires des régions, ceux des grandes et des petites villes. Les 24 à 48 heures de battement entre la livraison et la mise en vente, c’est justement pour donner le temps aux livreurs de faire le tour des officines et d’y déposer leur précieuse cargaison. L’embargo répond donc à la même logique que celle qui conduisit il y a 30 ans à l’adoption du prix unique du livre : permettre à chacun de proposer le même livre au même moment et au même prix et partant, favoriser l’existence du réseau de distribution le plus riche et varié possible.
Sauf que le respect de l’embargo prend du plomb dans l’aile, deux bons coups de chevrotine venus de part et d’autre rien qu’au cours de ces quinze derniers jours. Premier à défourailler, Robert Laffont, heureux éditeur de Brett Easton Ellis. Suite(s) Imperiale(s), le dernier roman de l’américain a bénéficié d’une presse très élogieuse, il a notamment fait la couverture des Inrocks dans l’avant-dernier numéro d’Août. C’est de plus en plus fréquent de voir des articles paraître avant même la sortie d’un roman, surtout quand il est attendu. Peur de se faire griller par le canard d’en face, j’imagine. Suite(s) Imperiale(s) était prévu pour le 8 septembre. Or, trois semaines en matière de retombées media c’est une éternité. Les gens ont vite fait de zapper et de passer à autre chose. Je pense qu’on a dû commencer à flipper sévère chez Bob Laffont. « Toute cette bonne presse qui se perd, c’est quand même dommage ». Aussi a-t-on décidé d’avancer la date de parution du roman, qui est finalement sorti la semaine dernière, toute fin août. Sorti, mais pas pour tout le monde, pas pour toutes les librairies. Petite explication… Chez Robert Laffont, on classe les librairies en deux niveaux : les librairies de premier niveau et les sous-merdes, mais on dit plutôt librairies spécialisées. Les librairies de premier niveau reçoivent la visite d’un représentant alors que les librairies spécialisées font leur choix sur les catalogues d’Interforum, qu’on coche gentiment, qu’on glisse dans une enveloppe et qu’on confie à la Poste ou à ce qu’il en reste. Un peu comme votre grand-tante de province qui commande ses Damarts à la Redoute. C’est désuet et tout à fait charmant, mais revenons à notre catalogue. Robert Laffont est l’un des 80 à 100 éditeurs diffusés par Interforum, l’un des plus importants aussi. Sans vouloir faire le malin, j’avais la possibilité d’être diffusé directement par Robert Laffont, mais cela voulait dire recevoir aussi sept autres représentants qui ont des catalogues dont l’essentiel ne me concerne pas ou m’intéresse très modérément. Recevoir le représentant de Robert Laffont et travailler les autres éditeurs sur catalogue aurait été l’idéal, mais c’est compliqué à mettre en place, ce que je peux tout à fait comprendre. C’est un peu comme au restaurant, quand vous voulez des frites à la place des haricots verts du menu, et prendre deux entrées au lieu du dessert, ou avoir une troisième boule de glace à la place du café. C’est compliqué, vous passez pour un chieur, et si tout le monde fait la même chose, on y est encore à Noël. Etant un garçon arrangeant, je continue à faire mes petites croix sur mes petits catalogues Interforum. C’est ce qui a causé ma perte…
Car figurez-vous que si Robert Laffont a avancé la sortie de Suite(s) Imperiale(s), il a servi uniquement les librairies de premier niveau sans mettre personne – et apparemment pas Interforum – au courant. C’est mon collègue et camarade Grégoire, de la librairie Longtemps qui a vu les piles de Bret Easton Ellis , en allant acheter une cartouche ou une rallonge à la Fnac. Ce qui la fout mal, avouez. Quelques coups de fil nous ont permis de constater que personne dans le quartier, ni Michelle, de Texture ni Sophie, du MK2 n’avait reçu quelque chose qui ressemble de près ou de loin au dernier livre de Bret Easton Ellis. Titre que nous avions évidemment tous pris à l’office.
C’est un peu agaçant, vu que Suite(s) impériale(s) était le roman le plus demandé il y a une dizaine de jours. Nous avons donc demandé des explications. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière sans doute, qu’une pétouille arrive à l’office ; en général c’est consécutif à un problème technique. Mais là, non. C’est un écart parfaitement assumé par la direction commerciale de Robert Laffont, dont la réponse a le mérite d’être claire à défaut d’être satisfaisante. Robert Laffont a décidé sciemment de servir les plus gros arguant du fait que ces librairies avaient fait des commandes plus importantes. Et moi qui pensais que c’était le stagiaire qui avait appuyé sur le mauvais bouton, pendant que le chef de service avait piscine !
En clair, Robert Laffont avait la possibilité technique de servir rapidement et assez facilement les librairies les plus importantes et ne s’en est pas privé, au mépris de tous les usages de la profession. C’est je crois une première. Que se passera-t-il ? Rien sans doute. On a reçu un petit mail, assurant qu’il ne fallait pas voir dans cette décision une marque de mépris mais bien au contraire la prise en compte de nos contraintes financières (because trop de frais de port pour une si petite quantité). Interdit de rire, là-dessus on nous colle un exemplaire gratuit, et je pense qu’on est sensé dire merci. L’autre coup de Jarnac, porté au sacro-saint principe de l’embargo, vient des libraires eux-mêmes, cela me navre de l’écrire. Les mêmes causes (presse précoce et dithyrambique) produisant les mêmes effets (sortie anticipée), Flammarion a avancé au vendredi 3 septembre la parution de La carte et le territoire, le dernier roman de Michel Houellebecq (au demeurant excellent). La plupart d’entre nous ont reçu les livres le 1er septembre. Le 3 au matin, je regarde comme j’en ai l’habitude, les ventes du réseau Datalib, qui rassemble environ 190 librairies indépendantes de toutes tailles ayant décidé de se communiquer le détail de leurs ventes. Ceci pour me rendre compte que la moitié d’entre elles ont commencé à vendre, sans respecter l’embargo, le roman de Houellebecq. Lequel réussit ainsi l’exploit de se hisser à la 24ème place des meilleures ventes des 7 derniers jours avant même le jour de sa sortie. Les mêmes qui braillent à juste raison contre le comportement de Robert Laffont ne respectent pas l’embargo. J’ai gardé mes 30 exemplaires en réserve jusqu’au jour J et j’ai un peu l’impression d’être le con de l’histoire. C’est assez agaçant. Pas grave, mais agaçant. Comment aller faire la leçon aux autres si on n’est nous même pas capables d’avoir un minimum de discipline, et de respecter l’embargo sur les titres importants ? Ce qui me désespère un peu, parce que ça va contre mes convictions, c’est de devoir constater que l’autodiscipline est une vaste blague ; il n’y a que la schlague qui fonctionne, mon adjudant-chef avait raison. L’embargo a été presque parfaitement respecté à la sortie du dernier tome d’Harry Potter, parce qu’on savait très bien que les contrevenants se feraient taper sur les doigts, et pas qu’un peu. C’est un peu pathétique de faire ce constat à mon âge, mais rassurez-vous, cela ne va pas durer.
Alors, quand est-ce qu’i’ sort le prochain Naruto ? Mais dès que je le sors du carton, mon gars !