Libraire domptant la fée Electricité (allégorie).
Longtemps, j’ai fait partie de ceux et celles qui vivaient sans s’interroger sur la différence profonde entre Watt, Volt, Ampère et autres chichiteries du même type. En matière d’électricité, ma compétence technique se limitait à reconnaître les grandes familles d’ampoules, un œil exercé m’ayant vite permis de distinguer « celles qui se vissent » de « celles qui se vissent pas » , les ampoules à gros culs et celles qui disposent d’une attache plus fine. Riche ce bagage technique, j’évoluais dans le rayon Equipement du Shopi avec l’assurance et la désinvolture d’un vieil esquimau arpentant son coin de banquise.
Si cet esquimau, justement, dispose de trente ou quarante mots pour apprécier la qualité de la neige et ses subtiles nuances, c’est qu’il en éprouve la nécessité, n’est-ce pas ? Pas la peine d’en faire tout un fromage. Aussi rudimentaire qu’elle paraisse, ma compétence technique et lexicale en matière d’électricité répondait parfaitement au niveau d’exigence de ma vie quotidienne. N’étant pas de la race de ceux dont la curiosité nous permit de nous extirper un beau matin de nos cavernes froides, humides et sombres (que ces ingénieux ancêtres en soient au passage remerciés), j’avais déclaré l’affaire classée. Restait le problème des plombs, évidemment. Cette survivance d’un autre âge. Problème que j’ai réglé avec mon élégance coutumière en déléguant à ma compagne la responsabilité exclusive de l’approvisionnement et du changement de ces petites saloperies. A l’heure de la normalisation tous azimuts, je ne m’explique d’ailleurs pas comment, au sein de l’une des sous-commissions européennes concernées, l’un quelconque des sous-commissaires compétents, n’a pas trouvé, entre deux calibrages de patates, le temps nécessaire pour standardiser ce merdier une bonne fois pour toutes. Cela éviterait bien des scènes pénibles et assurerait la paix des ménages, d’autant que l’épreuve du changement de plombs se déroule en général dans le noir absolu et dans un climat d’énervement préjudiciable à la bonne marche des opérations.
Fermons cette parenthèse privée et filons si vous le voulez bien sur un terrain plus professionnel, celui de la librairie. J’ai découvert à l’occasion des travaux réalisés avant l’ouverture que l’installation électrique moderne ignorait l’existence des plombs. Ca, c’est la bonne nouvelle. Le hic, c’est que le tableau électrique est d’une complexité qui s’apparente à celle du tableau de bord d’un vaisseau Soyouz. Rideau électrique, PC divers et imprimante, éclairage d’ambiance, plafonnier, spots de vitrine et spots sur filins, tout ce petit monde est relié au tableau en fonction d’un système dont la logique m’échappe encore. C’est vous dire si je suis démuni quand l’un des foutus trucs refuse de s’allumer ou nous plante au beau milieu de la journée. En général c’est parce que Stéphanie se sert d’un des bidules comme porte-manteau. Quand le phénomène relève d’une autre cause moins rapidement identifiable, grande est la tentation de tripoter tous les boutons au lieu d’analyser calmement la situation. Je cède parfois à cet instinct animal, me disant que sur un malentendu, ça peut marcher. En général, cela ne marche pas.
Jusqu’à il y a peu, je pouvais me consoler de ces déboires au cours d’une bonne séance d’ampoulo-thérapie. Changer les ampoules, c’est peut-être un détail pour vous, mais pour moi, ça voulait dire beaucoup. Cet acte simple et parfaitement maîtrisé me donnait l’occasion de réaffirmer mon leadership. Une fois par semaine en moyenne, (60 ampoules ayant d’une durée moyenne de vie d’un an, faites le calcul) je me juchais sur l’escabeau au péril de ma vie pour apporter la LUMIERE à toute l’équipe. Quel merveilleux symbole pour un patronat qui va de l’avant !
Au printemps dernier pourtant, même ce menu plaisir m’a été retiré. Cette compétence majeure d’équilibriste / éclaireur est devenue obsolète à l’occasion d’un changement majeur intervenu à la librairie, changement dont l’importance vous a probablement échappé. Nous sommes passés à l’éclairage au LED. Eh oui, Autant dire au 21ème siècle.
La première conséquence c’est que le budget total d’achat d’ampoules a explosé et dépasse aujourd’hui le PNB d’un petit état africain. La seconde conséquence, c’est que l’ampoule LED, outre qu’elle consomme moins, dure beaucoup plus longtemps. Si l’artisan ne m’a pas bourré le mou, la prochaine fois que je devrai changer une ampoule, j’aurai 53 ans. La fois d’après, 56. Un savoir-faire essentiel risque de se perdre. Et sans dramatiser, nous pourrions alors fort bien vivre un nouvel âge de Ténèbres…