Gaspi’s not dead !
Si vous appartenez à la frange la plus épanouie de notre clientèle, celle qui croise avec infiniment de classe et de détachement le cap merveilleux de la quarantaine, sans doute vous souvenez-vous de cette drôle de bestiole, contemporaine de Goldorak, de Barbapapa, des Rubettes, de Giscard et de vos premiers émois adolescents (*) j’ai nommé l’affreux Gaspi.
Et les années ont passé, emportant tels des fétus de paille ces fragiles idoles qui illuminèrent notre enfance. Or, si Goldorak a fait plein de petits mangas (Giscard, je ne sais pas), si Barbapapa vit une seconde jeunesse (Giscard, c’est mal parti), si les Rubettes écument les salles européennes dans une pathétique tournée d’adieu (il semble que Giscard aussi), nulle nouvelle du Gaspi. Que devient-il, est-ce qu’on existe encore pour lui, nous, les rejetons de cette époque bénie où deux français sur trois se chauffaient aux idées et au pétrole vert de la France ? Eh bien oui… Je suis aujourd’hui en mesure de vous donner de rassurantes nouvelles de la vorace bêbête des seventies (** ). Figurez-vous qu’il coule des jours heureux, depuis qu’il a trouvé refuge dans un pays merveilleux qui ne connaît pas (encore trop) la crise : j’ai nommé le monde du livre. Et même que la bestiole s’y sent bien, elle pète le feu et est grasse comme un loukoum ! Faut dire qu’éditeurs, diffuseurs et distributeurs sont aux petits soins pour assurer au gaspi une vieillesse sereine, voire voluptueuse. C’est à qui lui assurera la couche la plus moelleuse, chacun ayant sa petite spécialité.
Ainsi, chez Hachette, on est friand des cartons de livres contenant un seul bouquin. Hachette les aime même tellement, ces cartons, qu’il lui arrive d’en livrer plusieurs le même jour, et tant qu’à faire en mobilisant deux transporteurs différents. Dans le même style en plus drôle – et pour l’instant pratique exclusive des joyeux drilles du Comptoir des Indépendants – le retour injustement refusé, renvoyé à nos frais et par transporteur spécial s’il vous plaît (trois euros et des brouettes).
Payer cher pour envoyer un seul livre, c’est bien mais payer très cher SANS faire parvenir le moindre bouquin, c’est tout de même plus inventif. Et parce qu’on peut guetter toute une vie de libraire l’éternelle baleine blanche (le carton vide contenant en tout et pour tout un avoir de zéro euro), on appréciera le beau geste que la Sodis (Gallimard) qui vient de claquer en pure perte plusieurs milliers d’euros (5,50 euro l’envoi en tarif express multiplié par plusieurs centaines de librairies) en nous postant récemment un lot de 50 marque-pages promotionnels absolument inutiles.
Appréciée aussi du Gaspi, la pratique qui consiste à envoyer d’office plusieurs dizaines de catalogues de BD (60 pages en quadrichromie) d’éditeurs dont on vend à peine 2 titres dans l’année. Les semaines fastes, on peut ainsi espérer récolter dans les 120 à 150 catalogues qui iront directement à la poubelle. Pratique gaspillophile assurément, qui fait cependant pâle figure devant la PLV obligatoire de 1mètre 20 de haut, très utile à la FNAC mais légèrement surdimensionnée pour les Buveurs d’Encre. Elle subira donc, à peine sortie du carton, des coups de cutter vengeurs.
Les quelques exemples présentés ci-dessous sont rigoureusement authentiques, et je pourrais les multiplier, parler aussi du libraire qui se plante dans ses achats, retourne des bouquins parce qu’il n’a plus de place, puis les recommande dès le lendemain pour un client (ben oui, cela existe) mais je pense que vous saisissez l’idée, pas très difficile à résumer. Il y a certainement pas mal d’argent à économiser, d’arbres à sauver, de pollution à éviter en rationalisant un peu nos pratiques professionnelles, nous autres acteurs du monde du livre.
Entendons-nous, rationaliser ne veut pas dire travailler dans une logique de profit maximum, en sabrant dans les catalogues les titres de fonds qui ne se vendent pas assez (spécialité de 10×18, par exemple), cela ne veut pas dire non plus refuser de passer les commandes qui ne nous rapportent rien ou pas grand chose. Commander pour un client un exemplaire d’un livre aux Allusifs, au Sonneur ou chez n’importe quel éditeur auto distribué, gérer cette commande et traiter la facture afférente pour 2 ou 3 euros de marge ce n’est bien sûr pas rentable mais cela ne me dérange pas. Cela contribue, comme on dit, à la diversité du paysage éditorial, et quelque part, cela justifie l’existence de librairies comme la nôtre.
Mais rationaliser nos pratiques, cela pourrait être limiter les actions commerciales dont on a parfois l’impression qu’elles n’ont d’autre rôle que d’occuper l’espace à la place du petit copain et de justifier l’existence du service qui les a pondues. Cette débauche d’affiches, de cartons et de cochoncetés en tout genre, oui cela m’agace prodigieusement, et je sais ce sentiment partagé par nombre de mes confrères. Il serait bon, sans doute, de réduire la voilure de ce côté-ci, avant que d’autres ne s’avisent que tout cela, ce n’est finalement pas très raisonnable… ni très rentable. Parce que le jour où les hommes en noir des cabinets de consultant débarqueront vraiment, ce jour-là, il n’y a pas que le gaspi qui risque de morfler,
(*) Placer Giscard et émois adolescents dans la même phrase, admirez l’audace stylistique
(**) Le gaspi, qui d’autre ? Mais vous pouvez aussi consulter utilement vge-europe.net ainsi que rubettes.com