La magie de Noël
Quand vient l’hibernation du libraire parisien, c’est-à-dire l’été, on se prend à songer à nos hivers besogneux. l’esprit de contradiction donc. Evidemment, au mois de janvier, on est en plein syndrome post traumatique voire en dépression post partum, et formuler ne serait-ce que la première syllabe de « Joyeux Noël » provoque l’apparition de tics ou de convulsions. En même temps ce n’est jamais arrivé que quelqu’un me souhaite un « Joyeux Noël » au mois de janvier, les gens ont un calendrier. Ou ils savent ce qu’ils risquent.
Ah mais franchement, ces libraires qui se plaignent d’avoir des clients. La prochaine fois ils se plaindront de ne pas en avoir assez.
Pour sûr, ça viendra.
Pour faire dans la litote, à Noël, on ne s’ennuie pas. Les réserves débordent comme les chutes du Niagara, littéralement : on a failli perdre l’une des nôtres lors d’un glissement de cartons dans la réserve. Les piles sont si hautes et si astucieusement établies qu’on se croirait à New York. Et la vitrine tente d’allier réjouissances et bon goût. On a aussi fait des provisions de scotch, de pochettes et papiers cadeau comme si c’était comestible ou en voie d’extinction, et on s’échauffe les poignets pour emballer au plus vite, et les cordes vocales, en espérant tenir sur la longueur les enthousiastes discours prescripteurs qui nous caractérisent.
Et la suite, vous connaissez : une densité humaine dans les zones commerciales qui va crescendo, des biceps qui sont sollicités plus que de raison pour porter des sacs de courses obèses, et une tension de plus en plus palpable à mesure que la deadline approche. Le libraire relève vaillamment les défis, trouve de quoi satisfaire des parentèles inconnues (« Je cherche un cadeau pour l’oncle de mon mari ; je ne le connais pas très bien, je ne l’ai rencontré qu’à l’occasion de notre mariage il y a 8 ans. Il aime la pêche à la ligne et la moto. Vous auriez un livre qui conviendrait ? »), réussit à emballer un livre de mandala qui mesure 80 cm de haut, ou le livre de Tavernier qui fait 12 kg.
Rien ne me serre plus le cœur que ces clients qui, tels de vieux cowboys poussant la porte du saloon avec difficulté, s’échouent sur le comptoir et implore votre aide, racontant comment leur ruée vers l’or s’est transformé en traversée du désert. Si je pouvais, je dégainerais mon meilleur whisky et leur offrirais un remontant, et double ration d’avoine pour la monture. En attendant d’avoir la licence IV, je me contente de leur verser quelques conseils du cru. Ces orpailleurs désespérés du 24 décembre ont d’ailleurs l’indulgence de ne pas trop chipoter et de prendre ce qu’ils trouvent, voire même de s’emparer avec reconnaissance de ce livre qui s’ennuyait ferme dans son coin sous la table depuis quelques années : même La Cuisine des rugbymen trouva preneur.
Et comme chaque année ils quittent le saloon, non la librairie, en promettant que l’année prochaine on ne les reprendra plus, qu’ils feront une liste, s’y mettront dès le mois de novembre. D’ailleurs vous pourriez commencer dès maintenant, parce que là il n’y a personne au comptoir.