L’Inde est le pays invité lors du dernier salon du livre qui s'est tenu au Grand Palais Éphémère du 22 au 24 avril. Une bonne occasion de se pencher sur une littérature davantage présente en librairie depuis plusieurs années mais qui reste encore méconnue.
Quelques auteurs classiques…
À tout seigneur tout honneur, Rabindranath Tagore occupe sans conteste la première place au panthéon des auteurs indiens. Poète, dramaturge, romancier, auteur des textes de l’Hymne national indien, prix Nobel de littérature, n’en jetez plus. Je suis loin d’avoir une fine connaissance de son œuvre, mais je me souviens de La maison et le monde comme d’une lecture qui m’a plu.
RK Narayan est considéré par beaucoup comme le grand auteur du Tamil Nadu (Etat du Sud). Il écrivit en anglais des années 30 au milieu des années 70. Narayan nous plonge dans une Inde traditionnelle qui appartient aujourd’hui largement au passé avec des récits ancrés dans le quotidien des indiens de la classe moyenne. Ses héros sont professeurs, artisans, employés de bureau et tous habitent de la ville imaginaire de Malgudi où Narayan situe l’ensemble de son œuvre. Zulma a pris il y a quelques années l’excellente initiative de republier les romans de Narayan auparavant disponibles chez 10×18 ainsi que certains inédits. Si je devais conseiller un titre en premier ce serait peut-être Le guide et la danseuse. Si vous fréquentez les bibliothèques, essayez de vous procurer Le peintre d’enseignes ou Mémoires d’un indien du Sud, pas encore réédités et qui sont mes préférés.
Lui aussi édité chez Zulma, Vaikom Muhammad Basheer est un autre nom important de la littérature du Sud. Il écrivait dans sa langue maternelle, celle du Kerala (Malayalam). Basheer a fait mille et un boulots et a eu une activité politique au temps du Raj avant de s’éloigner de la politique et de se tourner définitivement la littérature. Trois recueils, à mi-chemin entre contes et nouvelles sont disponibles en français, des histoires souvent cocasses et qui se nourrissent parfois de l’expérience personnelle de l’auteur (Basheer a fait l’expérience de l’emprisonnement, qu’il rapporte dans « Les murs »).
Des romans indispensables
L’équilibre du monde, de Rohinton Mistry. Un roman à la Dumas, dans le Bombay de 1975, au moment des heurts entre communautés et pendant l’état d’urgence décrété par Indira Gandhi. Superbe, dur, impossible à lâcher.
Le trône du paon : autre grande fresque politique, le roman de Sujit Saraf nous plonge dans le Delhi des années 80, peu après l’assassinat d’Indira Gandhi. Corruption, clientélisme, tensions religieuses et communautaires sont au cœur de cette histoire aux multiples personnages dont le principal est le tenancier d’une échoppe de thé qui se voit instrumentalisé par un parti populiste. Cet excellent roman est malheureusement épuisé dans toutes ses éditions, mais doit être assez facile à trouver en bibliothèque. Le rééditer aujourd’hui ne manquerait pas de sens.
Compartiments pour dames, d’Anita Nair (Picquier) : lors d’un voyage en train de nuit en direction de Cap Comorin, à l’extrême sud du sous-continent, la protagoniste échange avec ses voisines. Leur sujet de conversation : les hommes. Pères, maris, frères, enfants tous en prennent pour leur grade dans ce joyeux jeu de massacre. Il est intéressant de mettre en perspective ce roman avec un recueil de nouvelles plus récent (2010) qui nous parle aussi de la condition féminine en Inde, Mes seuls adieux (Anjana Appachana, éditions Zulma).
Autre lecture possible, assez simple à trouver mais pas traduit en français May you be the mother of a hundred sons, l’enquête menée par la journaliste américaine Elisabeth Bumiller à la fin des années 1980 début des années 90 auprès de femmes indiennes de toutes conditions (éditions Penguin)
De nouveaux auteurs
Manu Joseph est originaire du Kerala, il vit aujourd’hui à Delhi où il est journaliste. Il a été remarqué dès la parution de son premier roman traduit (Les savants), mais c’est avec son roman suivant Le bonheur illicite des autres (éditions Philippe Rey) que je l’ai découvert. Une enquête philosophique aussi étrange qu’envoutante qui flirte parfois avec le fantastique. Une vraie réussite.
Aravind Adiga est originaire de Madras. Son premier roman Le tigre blanc a fait sensation il y a une douzaine d’années. Il dresse le portrait assez effrayant d’un homme prêt à vendre son âme pour s’imposer socialement. Une image de l’Inde loin de la spiritualité et du mysticisme auxquels on l’associe parfois. A la suite de ce coup d’éclat Adiga a signé un recueil de nouvelles moins noir et également très réussi, Les ombres de Kittur.
La « nouvelle » littérature indienne, c’est souvent une littérature de la diaspora indienne, ces auteurs vivant en Grande-Bretagne ou nord-américains, à cheval entre deux cultures. Quelques auteurs :
Neel Mukherjee est né en Inde et vit à Londres. C’est l’un des jeunes auteurs les plus intéressants qu’il m’ait été donné de lire récemment. Je retiens deux romans en particulier. Le passé continu, centré sur la relation qui se noue entre Ritwik Gosh, jeune homme homosexuel originaire de Calcutta et sa logeuse, une femme âgée qui lui offre l’hospitalité en échange de soins. Son roman suivant, La vie des autres est une saga familiale très prenante, qui nous fait partager le quotidien d’une famille de Calcutta, trois générations qui abritent leurs névroses sous un même toit. Très réussi.
Mahesh Rao est né et a grandi au Kenya, mais son premier recueil de nouvelles 1.2 milliard se passe entièrement en Inde où il vit désormais. Ses nouvelles, parfaitement ciselées, nous parlent de l’Inde contemporaine, et mettent en scène, en particulier, ses classes les plus favorisées. Une découverte.
Akhil Sharma est né en Inde mais a grandi aux Etats-Unis. Il compte deux romans traduits à son actif dont le plus récent, Notre famille nous fait partager le quotidien d’une famille venue aux Etats-Unis vivre le rêve américain. Le rêve tourne au cauchemar quand l’un des enfants est victime d’un accident qui le laisse handicapé. Un roman sensible dont je retiens la figure de la mère dont l’abnégation lui vaut de devenir une figure « spirituelle » de la communauté indienne locale.
Des curiosités
Nombreux sont les auteurs fascinés par le sous-continent, et ils ont exprimé cette passion dans les écrits les plus divers. J’ai une tendresse particulière pour Les fantômes de Calcutta de Sébastien Ortiz, qui travailla quelques temps au consulat ou à l’Alliance Française de la capitale du Bengale et en tira ce récit superbe, entre auto-fiction , récit de voyage et recueil d’histoires de fantômes (un élément important de la culture populaire bengalie, cf Histoires de fantômes indiens, Tagore, Arléa), un livre qui rend hommage à cette ville semblable à aucune autre, véritable capitale intellectuelle du pays. Du même auteur, La solitude du bonsaï roman sorti en 2019 se déroule pour partie à Calcutta (la première partie se situe à Kyoto) et joue sur le contraste entre le zen de l’ancienne capitale impériale et la vie trépidante des rues de Calcutta. Un feelgood book drôle et réussi.
Autre ambiance avec Shantaram , de Gregory David Roberts. Roberts (Lin dans le roman) n’est pas un garçon très recommandable. Echappé d’une prison australienne où il purgeait une longue peine, il débarque à Bombay où il deviendra tour à tour médecin dans un slum, guerillero, porte-flingue de la mafia locale et même acteur de cinéma. Une écriture souvent touchante, parfois d’une grande naïveté, pour un roman très largement autobiographique car Roberts dit n’avoir « inventé » que 2 personnages. Faut-il le croire sur parole, tant l’histoire paraît extraordinaire ? A la limite, on s’en moque A lire absolument si vous aimez l’Inde, les romans d’aventure et les destins qui sortent de l’ordinaire.
Parias de Pascal Bruckner (Points) : L’Inde peut rendre fou, le jeune expatrié français va l’expérimenter. Une histoire haletante, des pages superbes sur ce pays à nul autre pareil.
… et même des polars
Ingres avait son violon, Satyajit Ray ses romans policiers. Ce n’est pas faire injure au grand cinéaste bengali que de dire que sa production littéraire, bien que plaisante à lire, reste anecdotique. Son héros récurrent, Faluda, médecin et détective à ses heures se promène dans tous les coins du sous-continent en compagnie de son neveu au gré des mystères qui s’offrent à sa sagacité. Feluda mène l’enquête qui groupe trois des enquêtes du détective amateurs est récemment sorti aux éditions Slatkine. Les plus patients et les plus opiniâtres peuvent peut-être encore trouver d’autres enquêtes disponibles chez l’éditeur Kailash, dans une jolie petite collection imprimée si mes souvenirs sont bons à Pondichéry.
L’attaque du Calcutta-Darjeeling d’Abir Mukherjee: 1919, Calcutta. Un haut fonctionnaire britannique est assassiné dans des conditions sordides. Les militants indépendantistes sont soupçonnés. L’enquête est confiée au capitaine Wyndham, un ancien combattant qui vient juste d’être nommé en Inde. Moiteur, mystères… les atmosphères sont particulièrement bien rendues et l’histoire tient bien le coup. Le Raj comme si vous y étiez.
Indian psycho d’Arun Krishnan: Faites connaissance avec Arjun Clarkson, le serial killer le plus sympa depuis Dexter ! Mis à part son accent indubitablement indien et qu’il n’assume pas (un petit complexe qui sera lourd de conséquences ), Arjun est parfaitement intégré à la société étatsunienne : une véritable incarnation du rêve américain à lui tout seul! Médiaplanneur pour une agence spécialisée dans la communication numérique avec un salaire à six chiffres, “l’indien préféré du patron” est un employé modèle. Ce qui ne l’empêche pas de supprimer une ex-collègue et de se lancer sans trop de remords dans une vaste entreprise de dégommage pour couvrir les traces de ce premier homicide commis à l’occasion d’un léger cafouillage. Le résultat inattendu de ces meurtres à répétition dont les victimes semblent sélectionnées sur la base de leur profil MyFace est de faire vaciller sur ses bases le tout puissant numéro 1 des réseaux sociaux. Thriller très marrant et franchement original, Indian Psycho est aussi une critique en règle des réseaux sociaux et de ceux/celles (nous tous ?) qui s’affichent plus beaux que nature dans ce miroir aux alouettes. Pour les amateurs de thriller, mais pas que.