Et applique-toi, petit sagouin.
Quoique le terme ressemble méchamment à du jargon médical, je ne vais pas vous faire un exposé sur la perte de souplesse du genou chez le libraire de plus de 40 ans, non, je vais vous causer des petits mots, alias coups de cœur, alias petites notes de lectures, alias notules. C’est une apprentie qui a gentiment ajouter ce mot à mon vocabulaire, je ne vais pas m’en priver ; un libraire écrit des notules, un libraire est un notulateur.
C’est une pratique très répandue chez le libraire d’apposer son commentaire sur la couverture d’un ouvrage apprécié (quoique certains libraires méprisent la chose, préférant l’improvisation perpétuelle ; mais ces vieux renards ont en général des décennies d’expérience, ce qui n’est pas mon cas); la notule a dès lors plusieurs fonctions, antisèche pour libraires en mal d’inspiration pour conseiller un client, incitation à la débauche pour clients timides qui n’osent pas demander à quel saint se vouer… et cela permet au libraire de la ramener, même quand on lui a rien demandé, ou qu’il est aphone.
Sur la question technique, chaque librairie développe son savoir-faire. Certains libraires apposent un bandeau standardisé « lu & approuvé », qui a l’avantage de faire de belles tables harmonieuses, d’autres se fendent d’un texte en prose, tapuscrit ou manuscrit. Les Buveurs d’encre ont opté pour l’artisanat, avec le carton orange découpé plus ou moins droit et le texte écrit à la main. A nos clients d’exercer ensuite leurs talents d’épigraphistes, parfois mis à rude épreuve.
Et vous appréciez en général ce petit mot personnalisé, et nous vous en remercions, parce que l’exercice est loin d’être évident ; comment être concis et alléchant ? On tire la langue pour prendre notre plus belle écriture, on lutte contre les formules alambiquées, on tente d’évacuer les banalités, on consulte le dictionnaire des synonymes pour remplacer « formidable », « drôle » et « bouleversant » par des adjectifs plus originaux. D’ailleurs, en parlant d’adjectifs, je me suis découvert, à force d’écrire ces fameuses notules, un penchant maladif pour les adjectifs ; il faut toujours que j’en mette deux, voire trois. On conserve dans un tiroir un magot de cartons orange calligraphiés, qui sont nos madeleines de lectures passées, et quand, nostalgique, j’admire ma prose professionnelle, je constate un bel excès d’adjectifs (émouvant, frappant, touchant, intense, efficace, troublant, grinçant, enivrant, inventif, élégant, singulier, splendide….) ; chacun ses vices, moi, ce sont les adjectifs. Surtout ceux en –ant.
Au rang des camouflets inoubliables dans la carrière d’un libraire, il y aura toujours ce livre dont on s’est délecté, qu’on a trouvé presque parfait, mais rien n’y fait, personne ne veut l’acheter, et ce n’est pas faute de ménager sa peine et de s’être appliquée à composer une notule des plus réussies, avec plein d’adjectifs atypiques. Parfois il nous arrive aussi d’être très synthétiques, voire impératifs : « Chef d’œuvre indispensable », « le meilleur livre que j’ai lu cette année ». C’est assez rare pour ne pas être considéré comme du flan.
Tout cela pour dire combien ces petites choses qui n’ont l’air de rien sont chères à notre cœur ; la preuve, c’est donc qu’on les conserve jalousement dans un tiroir, histoire de les ressortir quand viennent les sélections d’été ou de Noël, ou le passage en poche d’un titre chroniqué en grand format. Mais il arrive que ce petit bout de papier de rien du tout nous échappe, un client trop gourmand qui embarque la notule avec le dernier exemplaire de la pile. On court en général après comme des lévriers derrière un lapin mécanique. Chaque notule disparue est amèrement regrettée, souvent irremplaçable. La semaine dernière j’ai fait une bonne pioche dans la poche d’un pantalon prêt à partir à la machine : deux notules égarées, qui ont frôlé la désintégration. Ouf.