La vaste question de goût, de style et d’entraînement.
Si personnellement, je me pose beaucoup de questions, professionnellement, c’est le geyser permanent. C’est bien normal, dans un magasin, de poser des questions à l’employé qui n’attend que ça, qu’on vienne lui faire la causette. D’autant plus quand au mois d’août, on compte les clients sur les doigts d’une main. Du coup être soumis à la question, on ne demande que ça. Mais une question, cela demande une réponse, et là ça se corse. Le lot commun, le niveau brevet des collèges des libraires, est franchement jouable : « est-ce que vous avez J’attends un enfant de Laurence Pernoud ? », « Est-ce que vous pouvez me commander un guide touristique du Costa Rica ? », « est-ce que vous savez quand sort le prochain Camillieri ? » etc… Tout cela est bien facile, surtout quand on est aidé par Electre, le meilleur ami du libraire, l’infaillible et loyal logiciel, qui répertorie les catalogues de presque la totalité des éditeurs, vous informe des disponibilités et des modalités de commandes ; et avec de la chance il y a aussi les petites images des couvertures. Grâce à cette bonne vieille Electre, quand il suffit par exemple de taper « calculs biliaires », pour apprendre qu’il existe deux livres disponibles sur la question et les coordonnées des distributeurs à solliciter. Inutile de vous dire combien l’outil est précieux. Je reste admirative devant ces libraires qui s’en passent. Je reste aussi songeuse quant à savoir pourquoi ils ont choisi ce nom ; Electre, c’est la fille qui pousse son frère à buter leur mère parce qu’elle avait buté leur père parce qu’il avait lui-même tué leur fille, la sœur d’Electre. Le rapport entre un logiciel bibliographique et un personnage de la tragédie grecque qui incarne la colère et la vengeance ? Je n’ose penser qu’on sous-entend par là que les libraires et les bibliothécaires sont des fous furieux. Quand même pas.
Après tout c’est bien Œdipe qui répond aux énigmes du Sphinx, et pour en revenir aux questions qu’on pose en librairie, c’est parfois tout aussi coton. « – Qu’est-ce que vous pouvez me conseiller comme bande dessinée, s’il vous plaît ? mais je vous préviens tout de suite, je déteste la bande dessinée. » « – Auriez-vous des livres de psychologie ? C’est pour une amie qui va mal. » « – Je cherche un livre pour mon fils, sur Halloween, mais sans sorcière ni monstre ni quoi que ce soit d’effrayant car il est très peureux et fait des cauchemars. » « – Je cherche un livre pour un enfant qui n’aime pas les livres. » C’est à ce moment-là que le libraire se garde ses analyses de psy de comptoir et ses mythes grecs derrière le comptoir justement, et s’engage vaillamment dans une discussion paradoxale, car la réponse est rarement évidente, si réponse il y a, et on se demande même si c’était une question.
Dans un autre genre, pas forcément plus facile, il y a la question-défi, genre question pour un champion : top : « je cherche un livre pour la tante de ma femme, qui a un âge certain, ne peut lire que dans une édition avec un corps de caractère respectable, aime bien les romans d’amour, ou du terroir ; ou alors un livre sur la céramique, la porcelaine ou le jardinage. » Voilà le cas de figure où le libraire a besoin d’un instant de réflexion pour trouver quelque chose de pertinent. Top : « J’aime bien les romans policiers, mais pas gore, pas de viol pas de sexe, surtout pas contre les enfants ou les femmes. » Pas si évident, loin de là. Top : « Je cherche du polar lesbien scandinave. » Là ce n’est pas Electre qui me tirera de cette colle.
Et bien il faut parfois y réfléchir à deux fois, tourner sept fois sa langue dans sa bouche, et tâtonner un peu avant de trouver quelque chose qui corresponde, ou doucement amener un livre qui ne remplit pas forcément ni précisément le cahier des charges mais a de bonnes chances de convenir : ces demandes traduisent une envie précise, mais restent assez ouvertes quant à l’objet. Il arrive forcément qu’on se plante, et parfois dans les grandes largeurs : j’avais conseillé d’offrir à un amateur de polar noir et trash La Confrérie des mutilés (ça porte bien son nom) de Brian Evenson, roman très intéressant, mais franchement sanguinaire ; il est revenu avec, pas franchement convaincu par le quatrième de couverture, et un peu alarmé par cette cousine qui lui avait tendu l’objet du délit. J’admets, c’était quitte ou double ; je vous rassure, dans ces cas-là on procède à un échange pour préserver la paix des familles… mais tant que la librairie n’est pas complètement désertée, que certains clients reviennent même, on va encore continuer.
J’allais oublier mon type de questions préféré, les devinettes. On vous donne trois indices et vous devez retrouver un titre particulier. Exemple 1 : « C’est une série pour les ados, c’est en quatre volumes et il y a des vampires ». Facile. Exemple 2 : « J’en ai entendu parler à Télématin, c’est un livre de cuisine et c’est pas cher ». Vous avez de la chance, vous êtes la troisième personne qui m’en parle, du coup je vois ce que c’est. Exemple 3 : « C’est un roman français, c’est écrit par une femme, et ça parle d’amour. Et la couverture est blanche. » Aïe. Et quand les indications sont de seconde main et remontent à une époque antédiluvienne, la tâche s’avère ardue ; le libraire joue les Poirot, interroge à son tour et vaille que pourra, coffrera le livre en question.